Claire Touzard est captivante.
Féministe engagée et la voix de celles et ceux dont on ignore souvent les maux, vous l’avez probablement déjà découverte avec son premier livre “Sans Alcool” (Flammarion, 2021), bouleversant d’authenticité. Nous avons l’immense plaisir de vous inviter à plonger dans cette interview. Au coeur de “Folie et Résistance” son dernier livre publié aux éditions Divergences, qui dissèque les paradoxes de notre société occidentale sur la question de la santé mentale.
Dans Sans Alcool, vous aviez déjà abordé un sujet puissant. En quoi votre dernier livre prolonge-t-il le dialogue ?
« Folie et résistance » peut être vu comme une suite de Sans alcool. Je raconte que la sobriété n’est en vérité que le début du voyage et pas l’arrivée triomphale comme je le pensais. En arrêtant de boire je pensais que j’avais trouvé la solution à tous mes maux, or c’est à ce moment précis que mes troubles se sont révélés, avec une grande violence, et qu’ils m’ont précarisé. L’alcoolisme est souvent relatif à d’autres troubles, et la sobriété peut vous aider à les traiter. Après Sans alcool, j’ai traversé des problèmes professionnels ; des problèmes de violences obstétricales et j’ai réalisé à quel point il était illusoire de penser que la vie pouvait être sereine. A quel point ces injonctions sans cesse à se couper du monde pour être heureux et heureuses était en vérité en train de nous isoler et de couper le vrai cœur du soin : le lien social. Du coup quatre ans après Sans Alcool, au lieu de rêver à la quiétude que promeut le développement personnel et la santé mentale positive, je me suis mise à rêver à une révolution, dans la façon dont on perçoit le soin. Et j’ai compris qu’il n’y aurait pas de mieux, pas de réparation possible, sans la résistance et le collectif. En quelque sorte, ma souffrance m’a amenée à questionner le système, et m’a conduite à la lutte. Cela faisait des années que je militais mais là, j’ai vraiment consacré mes journées à cela, et je suis passée à la désobéissance civile.
« Folie » & « Résistance » deux termes bruts et forts que vous avez souhaité associer. Peut-on aborder les raisons de ce choix ?
J’avais justement envie d’utiliser ces deux mots qui font peur, et les associer ; De se demander ce que l’on considère comme fou aujourd’hui, et si au contraire, il n’y avait pas dans nos souffrances, nos crises psychotiques, mais aussi nos façons de désobéir civilement, une forme de lucidité. Si lutter pour qu’un génocide cesse, est fou, alors il est temps de revoir ce que nous considérons comme la rationalité. Si de plus en plus de gens sont atteints de troubles, ne s’insèrent pas dans la société, n’arrivent pas à la supporter psychiquement, c’est surtout que ce système n’est pas le bon. J’ai voulu renverser les narratifs qui nous gouvernent et interroger la responsabilité politique de l’état dans notre santé mentale. Sans nier la réalité des troubles psychiques et de crises psychotiques, j’avais envie aussi de questionner leurs racines, de responsabiliser la société, d’en faire une question systémique et non individuelle.
Dans notre monde où la norme est difficilement contournable sans vague avez-vous souhaité rédiger un manifeste ou avez-vous ressenti une urgence à coucher par écrit ce qui brûle la société ?
Ce n’est pas un manifeste, ce sont des pensées que j’explore. Je n’aime pas trop l’idée de manifeste car j’aime laisser les questions ouvertes. Ce qui est sûr c’est qu’il s’agit d’un cheminement : je pars de mon récit intime pour arriver au rôle de la colonisation, ou du capitalisme, dans l’aliénation des individus. Je crée des relations, des schémas, pour montrer à quel point face à de systèmes massifs, doit se dessiner un « contre-virus » activiste, des communautés solidaires qui replacent la justice et le lien social au cœur de leurs préoccupations. A la violence du monde j’oppose cette question du soin et du collectif. Pour moi déconnecter la « santé mentale » de l’état global du monde, comme le font les politiques publiques n’ont aucun sens puisque tant qu’on ne changera pas la société, on ne fera que mal réparer les individus.
Le rapport au corps, aux genres est central dans votre travail d’une manière générale, à ce livre viennent s’ajouter, entre autres, les questions de colonialisme et de patriarcat. Avez-vous la sensation que votre regard s’est ouvert davantage et vos analyses sont devenus encore plus percutants après l’arrêt de l’alcool ?
On ne peut pas questionner nos addictions, notre santé, sans arriver au rôle du système dans celui-ci. La question de l’addiction est directement liée aux politiques publiques, au rôle des lobbys – au capitalisme. Idem pour la santé. Aussi cette évolution intellectuelle est assez logique et inévitable. Quand on est diagnostiqué et donc quelque part considérée comme « anormative », ou quand on est addict et que de fait, on est aussi considérée comme paria du système, on commence à voir ce qui ne fonctionne pas dans cette société. Lorsque vous souffrez vous êtes contraints à questionner ces normes, et votre vulnérabilité devient un espace de savoir. On comprend que la dégradation de nos psychismes, à une racine politique. Que nos gouvernants, nous mutilent psychiquement et que certaines personnes subissent de tels degrés de traumatismes, et de stress, que vivre est une résistance en soi. Pourtant, on essaie d’individualiser les problèmes.
J’ai en plus écrit ce livre l’année de la santé mentale, et il y avait une telle absurdité dans le décalage entre cette appellation et le fait qu’un génocide à Gaza soit en cours. Comment peut-on parler de soin, quand nos libertés, s’établissent sur la mort et la maltraitance d’autres personne ? Il y a une notion d’interdépendance, d’interconnexion dans le soin qu’il faut comprendre. Notre propre soin, passe par la libération collective.
Contre quoi résistez-vous le plus aujourd’hui et pour qui ?
Je résiste contre tout ce que l’on nous présente comme rationnel et normal, alors que ce n’est pas le cas. Je résiste contre la banalisation et la normalisation du pire. Je résiste contre le narratifs biaisés qui nous laissent entendre que nous intégrer à ce système malade serait la seule solution et notre seule voie vers le bien-être. Je déconstruis, absolument toutes les informations qui nous sont données pour formuler d’autre pistes. Aujourd’hui je ne crois plus en les mensonges de l’occident : je ne crois plus en nos démocraties qui ont prouvé que, tout en parlant de santé mentale, elles pouvaient tuer des enfants devant nos yeux. J’apprends à trouver d’autre vérités et d’autres croyance : chez des penseurs et penseuses, au sein de collectifs. Il y a tout à réécrire.
Appelle-t-on folie ce qui ne rentre pas dans notre spectre ?
La folie a revêtu différentes significations et imaginaires au sein de l’Histoire. Mais il est intéressant de constater qu’elle a souvent désigné des personnes qui en fait portaient un regard lucide sur la folie du monde. Historiquement, les personnes se rebellant contre un ordre social oppressif, des normes patriarcales ou les militants noirs pour les droits civiques ont été enfermés. Et jusqu’à il y a encore peu, on psychiatrisait l’homosexualité, c’est encore le cas dans de nombreux pays. Donc quand on reçoit un diagnostic, de la part de médecins qui il y a quelques années, psychiatrisaient des personnes pour leur sexualité, on est obligé de se poser la question de la validité de leur verdict. Cela ne veut pas dire que nos troubles n’existent pas, que ce ne sont pas des handicaps, mais j’aime me demander d’où ielles viennent et critiquer la seule approche psychiatrique. Pour moi jusqu’à preuve du contraire, la psychiatrie n’a pas vraiment libérée les gens, elle les a plutôt enfermés dans leur souffrance.
Doit-on revendiquer nos folies comme autant de singularités ?
Il y a plusieurs choses à distinguer dans mon livre : la psychophobie c’est-à-dire la discrimination envers les personnes atteintes de troubles, qui est liée également à la vision historique que l’on pose sur la folie : le fait que les personnes atteintes de troubles psychiques sont dangereuses pour elles-mêmes notamment. Et ce que l’on tente de psychiatrise et pathologiser dans nos sociétés c’est-à-dire « la folie » militante qui va à l’encontre de l’ordre social. Je pense qu’il faut changer nos regards sur les troubles psychiques, les voir comme d’autres langages, et comprendre aussi leur dimension systémique. Mais aussi que d’un point de vue philosophique, il ne faut plus craindre de sortir d’une norme et d’une rationalité qui n’est plus la bonne.




